25. févr., 2021

Forges de Vulcain - version 2021

Forges de Vulcain - version 2021

En Sicile, en cette fin février, la ville de Catane et les villages etnéens vivent des nuits dantesques. Pas moins de six éruptions majeures de l’Etna en huit jours ! Les Instituts de Géophysique de Florence et de Rome publient quotidiennement des bulletins sur leurs pages Facebook, et la plateforme de média milanaise, Local Team, diffuse en direct et en continu toute nouvelle convulsion. Bon, cette activité n'a rien d’anormal pour l’Etna dont la personnalité dite strombolienne connaît régulièrement de nombreux épisodes explosifs.

Les bulletins se succèdent invariablement depuis 8 jours : hausse des séismes volcaniques (ou trémors), accompagnés d’une intensification de l’activité strombolienne sur le cratère Sud-Est, suivie de fontaines de lave d’environ trois cents mètres de hauteur.

Le mardi 23 février, un cinquième épisode paroxystique est observé : les fontaines de lave atteignaient mille cinq cents mètres de haut, avec une colonne éruptive de plusieurs kilomètres au-dessus du sommet de l’Etna.

Ayant vécu plusieurs éruptions alors que j'étais étudiante en linguistique au début des années 80 et vivais au pied de l’Etna, ce qui me fascine toujours dans ces moments extraordinaires, au-delà de la description scientifique du phénomène,  c’est comment réagit l’humain face à un événement qui le dépasse.

Dans ce forum virtuel d’observateurs médusés par l’Etna, qui ont un œil rivé sur leur écran de téléphone et l'autre capté par le spectacle qui se joue à leur balcon, défilent les échanges verbaux des riverains. On y retrouve invariablement les optimistes, les pessimistes, les opportunistes, etc., exactement comme en juin 1944, pendant la guerre, quand ma famille, dans les abris sous les bombardements de Caen, entendait des adultes se livrer à d'interminables discussions, toutes aussi légères que futiles d'apparence dans le contexte, sur l’orthographe du mot “abri” – faut-il un “t” ? Les optimistes interprétaient les vrombissements aériens comme des départs ; les autres, l’inverse ; pendant que les croyants priaient et que les athées se bouchaient les oreilles...  Chacun faisant vraiment comme il peut.

Au cours de ces nuits de février, la nature humaine était encore à l’œuvre. Tout habitant de la Sicile orientale est un pseudo-volcanologue, vivant avec sa montagne sacrée depuis des lustres. Il est capable d'interpréter les moindres soubresauts de l'Etna et en connaît l'origine mythologique. L’Empereur Hadrien fit l’ascension de 'a Muntagna, Empédocle se serait jeté dans son cratère ; Typhon y fut projeté pour y cracher son feu, Ulysse s’y réfugia – car l’œil du Cyclope c’est le cratère de Mungibeddu... l’Etna est Polyphème.

Quand j’y faisais les vendanges, au-dessus des villages de Belpasso et de Nicolosi, une très vieille Sicilienne de noir vêtue m’apprit à coller mon oreille sur la terre et à en déchiffrer les sons. Elle chantait l’Odyssée sur les flancs du Volcan. J’en fus subjuguée. J’avais sous mes yeux une descendante vivante et directe de la Mythologie : l'Etna aurait abrité les forges d'Héphaïstos, elle y aurait fabriqué les armes des dieux de l'Olympe comme le trident de Poséidon ou encore la foudre de Zeus.

Pour les Siciliens de 2021, l’Etna demeure une mère : Mamma Etna, nourricière avec l’extrême fertilité des alentours. C’est aussi une divinité : Idda, qui se met en colère. Elle car Etna est généralement au féminin, sauf sous son nom dérivé de l'arabe : Mongibello -- lui-même dérivé du Sicilien :  Mungibeddu signifiant "doublement" montagne. Quant au terme Etna, Aetna ou Etnea, il dériverait du grec ou du phénicien, signifiant : "je brûle" ou "fournaise". Quoi qu'il en soit : l'Etna a toujours raison, c’est Elle qui décide. Les habitants vivent avec l’Etna comme avec une divinité toujours vivante parmi eux, en eux.

Cette nuit encore, le 24 février 2021, les internautes-résidents du volcan ne parviennent toujours pas à trouver le sommeil et conjurent leur peur, mêlée d’admiration et de vénération dans une arène collective virtuelle. La Sicilianité est fortement imprégnée par a' muntagna ; on y retrouve le fatum romain ; le fatalisme pirandellien, et les soufrières de Verga. Je me retrouve une fois de plus au sein de ces échanges, comme invitée chez eux face à l'Etna.

Fontaines de lave, chutes de lapilli et retombées de cendres

Certains depuis Catane disent que c’est néanmoins la pire activité en 30 ans, et qu’ils ne l’ont jamais vue "autant en colère". L'Etna, ou Sua Maestà (sa Majesté) "fait encore des siennes". Pour vaincre leurs craintes, les résidents se défoulent comme ils le peuvent, en sicilien, dans cette énième nuit éruptive. Certains avouent avoir peur, ils commentent en direct depuis leurs villages respectifs, décrivent depuis leurs fenêtres l’odeur âcre et soufrée, les grondements et convulsions du volcan, les chutes de lapilli, voire de débris tels des bombes volcaniques et les trémors.

À Randazzo, écrit Untel, les fenêtres tremblent... Un témoin observe qu'une deuxième bouche s’est ouverte sur le cratère Sud-Est, décrivant horrifié des coulées laviques sur trois flancs comme si plusieurs bouches vomissantes agissaient de concert. Un internaute fait remarquer que bien qu'une portion du sommet se soit fendue changeant l'aspect du cône sommital du cratère Sud-Est, le volcan a gagné quelques mètres de hauteur. Certains se rassurent en disant qu’heureusement (et comme d’habitude) – tout va se déverser dans la Vallée du Bœuf (Valle del Bove), ce grand réceptacle providentiel, cette caldeira de dix kilomètres de long, et que ce soir n'a rien d'exceptionnel et reflète une activité normale pour l’Etna. Le tout étant quand même ponctué de nombreux Mamma mia

D’autres écrivent qu’ils vont finir par mourir, comme à Pompeï. Certains font montre d'un sens pratique : "il n’y a plus d’avions, plus de touristes qui viennent nous contaminer, donc ça mettra fin à la Covid". D’autres accusent la 5G de causer cette énième activité extrême, "qui met le Volcan en colère". D’autres encore se réjouissent que la chaleur tuera la Covid-19. Certains, dotés d’un grand pragmatisme, profitent d’avoir une forte audience en direct pour faire passer des petites annonces telles que : “vends Panda adaptée aux pistes laviques”. Une femme se plaint d'être fatiguée de devoir toujours et encore balayer les cendres et débris, une autre s'esclaffe avoir oublié son linge dehors. Beaucoup se disputent, voire s'insultent à cause d'un subjonctif non maîtrisé,  – il y a de la vie, les noms d'oiseaux en sicilien pleuvent autant que les pierres et lapilli sur Milo, Zafferana Etnea et Giarre, l’angoisse est palpable et avouée : "j’ai peur."

Certains disent que la Madone les protège, d'autres invoquent Padre Pio ou encore demandent à la sainte patronne de la ville de Catane, Sant'Agata, de leur venir à nouveau en aide. Après tout, Sainte Agathe n'a-t-elle pas fait continuellement des miracles depuis l'an 252 ? ... la liste des éruptions est longue : 1169, 1239, 1381, 1408, etc. Les Siciliens de la région savent tous qu'en 1669, durant la plus catastrophique des éruptions qui dura soixante-huit jours et qui détruisit une grande partie de Catane, le magma s'arrêta à quelques centaines de mètres de la cathédrale et de l'endroit ou Sant'Agata fut emprisonnée et martyrisée, pour dévier et finir par se jeter dans la mer. Bref, ça vaut la peine de faire une fois de plus appel à Sant'Agata, que l'on soit croyant ou pas d'ailleurs car cela ne peut pas nuire ! Aujourd'hui encore, pouvons-nous voir un autel honorant la sainte à Nicolosi lors de la terrible éruption de 1886, où la lave s'arrêta pile devant la procession des fidèles dédiée à son culte.  D'autres internautes plus alarmistes avertissent que Catane doit être déjà en train de brûler ce soir. Un père de famille avoue que tous dorment habillés, prêts à fuir...

Des Napolitains insomniaques et empathiques soutiennent les Catanais car eux aussi vivent avec deux volcans ! Un au-dessus de leurs têtes, le Vésuve, et un autre sous leurs pieds, les champs Phlégréens et revivent les Derniers Jours de Pompéi à chaque éruption. À chacun son épée de Damoclès. Ils vivent chaque convulsion par procuration et tout hoquet agit dans leur imaginaire comme une terrifiante piqûre de rappel. Consanguinité magmatique oblige. Plus près, des  habitants de Reggio di Calabria compatissants observent les éruptions depuis l'extrême pointe de la Péninsule, entre Charybde et Scylla.

Des résignés écrivent : "à quoi bon prier, vous allez tous mourir !" D’autres, à la fibre héroïque, ajoutent : "Si Catane disparaît, au moins on se souviendra de nous dans l'Histoire." D’aucuns s’insurgent : "mais personne au Nord (de l’Italie) ne nous soutient donc ??? ". Un Milanais osera alors aligner quelques lignes pour soutenir ses concitoyens du Mezzogiorno. Une femme se plaindra du fait (fort suspect) que tous les soirs, il faille subir une éruption en plus du confinement et que cela commence à faire beaucoup. Nombreux sont ceux qui vivent les éruptions avec soulagement car, déclarent-ils, au moins cela évitera un tremblement de terre ! Comme si cette gigantesque cocotte-minute devait régulièrement lâcher son trop plein d'énergie dans des éruptions explosives autant que libératoires pour éviter le pire.

Un internaute écrit : "Nous sommes en Enfer." D’autres déclarent néanmoins : "Mais on l’aime notre volcan !", puis les réalistes concluent : "C’est l’Etna qui décide !" Certains écrivent des considérations philosophiques telles que : "La nature est bonne, c’est l’homme qui est mauvais" ou s'extasient devant la beauté et la puissance de la Nature.

“Depuis Sydney, en Australie, nous prions pour vous”, c’est la diaspora sicilienne en émoi qui prie depuis Buenos Aires, de New York ou Melbourne, tous fuseaux horaires confondus. Ces Siciliens du bout du monde sont pris par la nostalgie de ne pas vivre l’événement sur place, car ils sont symbiotiquement connectés au Volcan comme si leurs viscères “sentaient”,  à mille lieues de leur île, et que l’Etna bouillonnante coulait constamment dans leurs veines.

Enfin, ils sont nombreux à constater qu’il tombe des lapilli incandescents à Piano Provenzana. On constate enfin que ça se calme. Ouf ! on va pouvoir s’endormir en sachant que, très probablement, un autre épisode paroxystique s’ensuivra. D'ailleurs, une internaute ose écrire que l’aboiement des chiens ne présage rien de bon. Elle s'attire immédiatement les foudres de la communauté. La lave visqueuse hypnotisante s'écoule lentement et inlassablement au-dessus du village de Milo.

Sous les Grecs, on parlait des Forges d'Héphaïstos, puis des Forges de Vulcain. En 2021, le Volcan demeure toujours aussi impressionnant, envoûtant, hypnotisant et déroutant. Nous sommes toujours et encore confrontés aux mêmes tourments, entre peur et admiration, rationalisme et paganisme et en sortons un peu grandis en humilité. Après tout, et c'est rassurant, notre part de mythologie est toujours possible et présente auprès de Mungibeddu et fait encore partie de notre humanité. Ce forum virtuel version 2021 aura servi aux résidents du volcan à exorciser leur angoisse collective, celle-là même que devaient vraisemblablement éprouver les Sicules, premier peuple ancien de Sicile cité par Hérodote au Vème siècle avant notre ère.

 

Captures d'écran réalisées en direct à partir de la vidéo du média Local Team. https://www.localteam.it - Le mardi 23 février.