DÉCOUPAGE DE LA RÉALITÉ

Welcome to Los Angeles. Je reprends ici volontairement le titre d’un film d’Alan Rudolph, film sur lequel j’avais participé à l’adaptation française dans les années 80. C’est à cette époque que je suis devenue ce que l'on appellerait aujourd'hui : inter-culturaliste. Au-delà de la traduction, je ne pouvais pas transposer le script d'un film américain en français sans risquer d’en dénaturer l’essence même. Toute traduction est une négociation, qui se fait parfois malheureusement au prix de pertes de sens absolues et irrécupérables. 

La langue découpe la réalité selon ce qu’elle choisit de nommer, et souvent deux réalités ne se recouvrent pas. Parfois même, la chose n'existe pas dans l'autre monde. Les mots pour « le dire » ne se chevauchent pas. J’ai délibérément choisi dans ces pages de laisser les termes américains ou italiens tels quels afin de ne rien enlever au sens. L'anglais permet ces raccourcis qui collent au plus près de la réalité. Ces précipités linguistiques condensent efficacement l’essentiel alors que le français diluera. Question de substance linguistique...

C’est avec le script de Au-delà de la Mer Egée(suite d'America America) du grand réalisateur Elia Kazan, que j’ai commencé à travailler sérieusement sur l’interculturalité apprenant l'art de l'adaptation, du sous-titrage et du doublage à Los Angeles avec  Michael Henry Wilson.*  

La post-production se faisait alors sur Hollywood, chez Cinétyp, société suisse (pays habitué à communiquer en quatre langues) qui inventa le sous-titrage à l’époque du cinéma muet. C’était un travail artisanal, de sculpture et d’orfèvrerie, afin de respecter la tolérance des soixante-quatre lettres pour deux lignes de sous-titres, sachant que le français est une langue expansive, alors que l'anglais est concis. Le document servant de base de travail est la spotting list ou le repérage. Matewan (1987) de John Sayles, avait pour thème les mines de charbon de la Virginie de l’Ouest au 19ème siècle, et m’avait replongée dans le monde de Germinal de Zola, pour m’imprégner d’un vocabulaire comparable aux mineurs de l’époque. Bien qu’il fallut également tenir compte des dialectes enchevêtrés dans ces communautés irlandaises, difficilement transposables en français. Les Modernes, d'Alan Rudoph, m'emmenait dans le Paris des années 20... Heaven,  de Diane Keaton, sur un Hollywood Boulevard plus étrange qu'il ne l'est en réalité, le Stavros anatolien de Kazan, vers une Anatolie, ses tapis persans, harem et komboloï...

ÉMERGENCE D’UN NOUVEAU MONDE

En traduisant de l’anglais, plus économique, vers le français plus expansif, émulsionné, et dépensier, un tour de magie s'opérait pour accomplir l’adaptation culturelle et linguistique avec une économie de mots telle une peau de chagrin contre-nature, et finalement rendre un autre monde possible.  Eventually, it had to work.

EMBOÎTEMENT DE POUPÉES RUSSES

J’alternais mes séjours entre la France et Los Angeles, changeant de contexte et de langue, réalisant que je passais bel et bien d’un monde à un autre. Comme le héros de Kazan, Stavros, qui dans America America découvre le Nouveau Monde pour rentrer en Anatolie. Ce changement de contexte linguistique me permettait de prendre conscience de mon identité profonde. Je changeais «d’états d’être» au monde, j’entrais dans la polyphonie. Tel un emboîtement de poupées russes, je prenais conscience que j’étais la somme d’un effeuillage de filtres successifs : de la culture de mon pays, de mon ADN, des projections de ma langue maternelle et de mes lectures, celles qui m’avaient construite comme Montaigne conseillait de se nourrir des textes fondamentaux et de leur substantifique moelle pour en faire notre propre chair. La langue maternelle, celle-là même qui réalisa la découpe  initiale de ma perception du monde, comme un mot extrait à l’emporte-pièce un morceau de réalité, était bien à l'origine de tout.

 


*   http://www.michaelhenrywilson.com  et http://www.dvdclassik.com/article/interview-carriere-de-michael-henry-wilson