ITALIANITÀ

LES ITALIENS ET L’AMÉRIQUE

Claude Lévi-Strauss parlait déjà dans Le Regard Éloigné,  lors de ses premiers séjours sur New York, de l’absence de sens et de style des appartements new-yorkais. Henry James dans The Point of View, au sujet de la chambre d’hôtel à Harvard, le personnage soupire : « We are dying of iced water, of hot air, of gas. I sit in my room thinking of these things - this room of mine which is a chamber of pain. The walls are white and bare, they shine in the rays of a horrible chandelier of imitation bronze, which depends from the middle of the ceiling. »

Je n’avais qu’à fermer les yeux pour quitter cette précédente description d’un intérieur non-descript de quartier new-yorkais des années quarante, pour entrer virtuellement dans certaines maisons de mon quartier d’Irvine des années 90. Chaque intérieur tente de marquer l’identité ethnique du propriétaire, à supposer qu’il y ait encore quelque chose à défendre.

Tantôt la tête empaillée d’un caribou vous accueille chez mes voisins Mormons, du Utah… tantôt le bric-à-brac d’un salon où rien n’est assorti : le tissu fleuri du sofa tranche avec les rayures des rideaux dont le tissu est cuit par le soleil, nothing works (rien n’est assorti). Les couleurs ternes, marronnasses, drab ... Les murs de mes voisins cubains arborent des anciennes photos des îles Canaries, d’où sont venus leurs ancêtres qui se sont installés à La Havane… Ils fuirent Cuba à grands regrets à cause de Castro. Certains soirs deviennent cubains et nostalgiques, les effluves poivrés des cigares de soirées chaudes et profondes traversent les plantation shutters, les massifs d’oiseaux du paradis et d’arbres du voyageur qui nous séparent, s’introduisant à travers les mailles de la trame de la moustiquaire de la chambre , exhalant une musique qui sent bon la banane plantain. Chacun fait comme il peut pour transporter dans sa maison, son pays, sa musique, sa culture et le parfum de sa cuisine.

Sur un vaisselier sans style mais qui aimerait bien en avoir un, trône une collection de faïence ( Faenza ) achetée comme un lot, et sans discernement, sur photo dans le catalogue en ligne de William-Sonoma : des pots de céramique italienne... Parce que mon amie est italienne de troisième génération, quelque chose d’italien doit alors subsister quelque part dans sa maison... Elle ne sait pas trop quoi ni comment procéder. Elle ne sait pas que ces poteries sont en maïolique, Majolica, de Deruta, donc d’Ombrie et d’une facture particulière. Alors que j’avais pu rencontrer sa grand-mère, première génération d’immigrés, arrivée dans le Missouri directement de Sicile dans les années 20, mariée de force à un mafieux qui fut assassiné à Saint-Louis... Veuve, elle éleva ses enfants en se débrouillant. Elle ne parlait sicilien qu’avec moi.

Elle ne pouvait rien partager de «  son monde  » avec ses petits-enfants, devenus complètement américains. Perte irrémédiable. Solution de continuité d’avec le passé. Mais cela n’a pas d’importance là-bas. D’autres amis Italiens de la côte Est, deuxième génération, ont semble-t-il conservé des accents de dialecte, des recettes de cookies, biscotti aux pignons ou aux amandes, pignoli o mandorle le goût des dîners autour d’un plantureux plat de pâtes en famille. Mais la troisième génération n’en conserve que le teint méditerranéen dit olive complexion les cheveux d’un noir agate distinctif, et les yeux pétillants de business américain. Ils n’ont d’italien que le patronyme qu’ils ne savent prononcer qu’à l’américaine. La plupart du temps, ils ont oublié la région d’origine de leurs familles. C’est quelque part en Europe, en l’Italie, vers le Sud. Ils n'entendent rien aux concepts culturels italiens de sprezzatura 1 ou de bella figura.

Les Italiens ont une perception de l’Amérique différente des Français. Ils ont en quelque sorte «  participé  » à la construction du Pays Continent. Le nom d’abord, Amerigo Vespucci du Florentin, donna son patronyme au pays, Cristoforo Colombo qui explora ces eaux, puis il y eut Giovanni da Verrazano, un autre Florentin, qui lui aussi explora le Nord Américain et donnant son nom au Verrazano Bridge de New York. Les Italiens sont partis en masse, après l’unification Italienne, après 1870, et jusqu’en 1950. Parce que la notion même de nation italienne est trop nouvelle, 150 ans d'histoire, les Italiens ont pu quitter leur pays. Ils ont contribué à enrichir l’Amérique puisqu’ils acceptaient les petits travaux que les WASPs 2   ne voulaient pas faire aux États-Unis, comme la voirie. Du point de vue italien, l’Amérique a donné du travail à des millions d’émigrés, la plupart venant de zones rurales du sud de l’Italie, qui avaient connu la plus grande pauvreté, la malaria, et n’avaient «  rien à perdre  ».

Certains Américains de troisième génération descendant d’Italiens, et pour certains d’entre eux que je connais bien, maintiennent encore des liens (voir livre page 246 culture du legato, du lien) avec leurs familles, i parenti en Sicile. C’est touchant malgré l’énorme fossé qui s’est creusé en trois générations entre les « anciens », restés à Palerme, et ceux qui tentèrent le Nouveau Monde en Californie et sont devenus américains. Ils se rendent visite respectivement. Un véritable lien s'est tissé, une circulation first hand de l’information directement des Italo-Américains, donnant des nouvelles dans leurs villages italiens et répandant ainsi la vérité sur le rêve Américain et non pas une «  version  » corrigée par les médias comme c’est le cas en France. Ils avaient perdu toute idéologie anti-américaine, puisqu’ils étaient devenus Américains et avaient en deux ou trois générations, au moins conquis la classe moyenne.

L’autre complicité que les Italiens et les Américains entretiennent, c’est qu’ils placent le local avant le national... En Italie, le campanilismo ou esprit de clocher, est de mettre le village en priorité, la province ensuite, Rome quasiment en dernier, l’Italie loin derrière et l’Europe encore plus loin. Tout Italien sait ce que l’ italianità signifie, mais surtout, la toscanità, sicilianità etc.

Les Américains fonctionnent eux aussi de façon locale. D’abord on investit dans sa maison, son quartier, l’école de ses enfants, on veut savoir où vont les impôts locaux. Puis l’État de Californie prend en charge des décisions qui concernent les Californiens, donc au State level et l’État Fédéral, Federal Level s’occupe de tout ce qui concerne l’international et les dépenses militaires. Mais c’est loin Washington ! Le quotidien et le quartier sont les éléments-clé de la vie d’un Italien comme d’un Américain, et ils ont raison de maintenir la primauté des intérêts des individus à leur portée pour un meilleur contrôle de leur vie et par conséquent de leur bonheur. Une de mes voisines WASP lors d’un barbecue de quartier, me confiait détenir des armes, just in case… juste au cas où le gouvernement débarquerait chez elle (sic). Incompréhensible pour des Français depuis la France. Autre différence majeure d’avec les Français : les Italiens ne sont pas imperméables à « l’invasion » de l’anglais dans leur langue. 3   

Au contraire, ils l’adoptent très facilement et transforment ces mots en les absorbant pour donner des néologismes italiens: boicottaggio,   bypassare etc. Ils pourraient pourtant se réfugier dans le constat que l’italien n’est plus parlé qu’en Italie et dans le monde via la diaspora. Il n’en est rien. La Crusca Académie Florentine gardienne de la pureté de la langue aurait «  pu faire quelque chose  » Rien, aucune résistance. Il faut dire que l’Italien se réfugie derrière sa deuxième langue : le dialecte. Il a de quoi déployer ses protections arrières et se retrancher dans les coulisses vernaculaires. Il parle son dialecte, sa véritable langue maternelle. L’italien est sa langue extérieure, sur scène, au travail, dans la rue, alors que le dialecte, reste sa langue à la maison, en famille.


1 Voir la définition de ce néologisme italien du XVIème siècle page 479.

2 White Anglo Saxon Protestants.

3 Non seulement sont-ils constamment dans l'absorption de néologismes, mais ils sont également les seuls au monde à savoir parler latin couramment. C'est leur base latine qui sert la plasticité d'un transfert facilement modifiable et transposable à l'infini. 

Photographie personnelle, Fiori, laguna Beach, Deruta

UNIVERSAUX

L'Italie, à l'instar de l'Amérique, est exportatrice d'universaux et de paradoxes : le droit Romain a conquis (presque) toute la planète. Le Japon, au XIXème siècle, grâce aux Allemands, se dota du Droit Romain... À part dans les pays de Common Law l'Angleterre, les États-Unis, etc. Maintenant que la Chine a choisi entre les deux : «  la Cina, dopo un lungo dibattito interno tra gli assertori del sistema di common law di stampo anglosassone basato sull’istituto del precedente e il sistema romano incentrato sulla codificazione, ha scelto il secondo ». 1

Elle est en train de rédiger son Code Civil, faisant appel à des magistrats italiens (dont un ancien ministre de la justice... communiste). Rome accueille et forme des juristes chinois en trois ans. Ainsi, l'Italie continue de fait de globaliser son système juridique depuis plus de deux mille ans. Pourtant, le paradoxe de la civilisation italienne est d'avoir d'une part su exporter son Droit, un système absolument universellement adaptable, la légitimité, et d'autre part d'avoir su exporter et globaliser un système de non-droit : sa mafia, un système très organisé de négation de l'État, se substituant à la faillite de l'État. Née à Corleone en Sicile, devenue Cosa Nostra en Amérique... en Amérique pourtant terre de Droit ! Toutes les mafias du monde sont modelées sur la matrice sicilienne et presque tous les codes civils du monde sont modelés sur le Code Romain. Comment expliquer ces deux succès de globalisation antinomiques ? Le Bien et le Mal ? Il faudrait creuser ce complexe sujet...


1 Diliberto, Oliviero, Professeur de Jurisprudence à l'Université de la Sapienza de Rome, lors d'un Colloque à l'Université de Jurisprudence de Palerme, Février 2011.