CRISTALLISATIONS CULTURELLES

Lorsque l’on est expatrié, étranger, estranged, on est plongé au cœur de la culture, au ras du sol. C’est de plein fouet qu’elle se présente à vous et l’on ne peut ni théoriser ni conceptualiser pour régler les problèmes du quotidien. L’action l’emporte sur la réflexion. C'est bien ce qu'ont fait les premiers Américains, le pragmatisme, l'utilitarisme seuls faisaient leurs preuves.  

En 1822, Chateaubriand écrit ceci dans sa lettre de

puis Londres

extraite des 

Mémoires d'Outre-Tombe   :  

« Il me fallait supporter la détresse commune de l'émigration. »

DE LA CRISTALLISATION CULTURELLE

« Un autre pays, d’autres gens autour de soi, agités d’une façon un peu bizarre, quelques petites vanités en moins, dissipées, quelque orgueil qui ne trouve plus sa raison, son mensonge, son écho familier, et il s’en faut pas davantage, la tête vous tourne, et le doute vous attire, et l’infini s’ouvre rien que pour vous, un ridicule petit infini et vous tombez dedans… Le voyage c’est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour couillons… » . 1

Je  pensais être préparée au grand voyage. Pourtant, arriver en Californie est toujours une énorme surprise et un choc inévitable : un vertige. L’apparence est trompeuse. On s’y sent bien d’emblée. Mais peu à peu la culture devient substance tangible à laquelle on se heurte. Cela devient déconcertant. On ne sait pas pourquoi les gens rient, se meuvent ainsi, pourquoi Untel crie plus fort que les autres. On reste dans l’observation. Les cristallisations culturelles, pour transposer l'expression stendhalienne, jalonnent notre expérience. Cristallisations telles des prismes, des rugosités, des abrasions que ni notre esprit, ni nos sens ne parviennent à saisir. Elles sont « là », en suspension dans la dilatation de l'instant, incompréhensibles et comme placées en dehors du temps.

Je garde en mémoire de façon intacte l’anecdote suivante. L’expérience et le terrain étant les seules épreuves de vérité, je connus l’immense frustration d’être dans un supermarché en quête de chocolat en poudre. Cela semble anodin, précisément l’aspect non-important, irrelevant, de la quête peut paraître dérisoire de prime abord. Elle est néanmoins assez puissante pour vous faire basculer dans la vulnérabilité. Je me revois en train de demander à plusieurs employés : do you carry cocoa ? ... devant leurs yeux écarquillés, j’en déduisis que j’aurais pu parler chinois, j’aurais obtenu le même résultat. Je pensais que ma requête était simple sur le plan linguistique, on ne dit pas powdered chocolate ni chocolate powder mais bien cocoa J’étais sûre de mon lexique... or plus je répétais cocoa moins on me comprenait... J’avais maintenant six employés bienveillants devant lesquels j’étais en train de mimer la description de la préparation du chocolat chaud... Ah-ha ! D’un seul coup, Eurêka !... l’un d’entre eux tente un : Hey lady, you mean co- co coa ? C’était un coup de l’accent tonique. Je fulminais... des années d’étude de civilisation américaine, volatilisées littéralement... en poudre... puisque j’étais incapable d’obtenir du chocolat en poudre dans un supermarché. Ridicule ! Pour utiliser notre vocabulaire français qui n’engage que nous. Une grande leçon d’humilité. Un sentiment d’incapacité terrible m’envahit. Une humiliation, que dis-je ! Je constatais que je ne savais pas parler anglais.

On croit savoir, on pense comprendre, mais on est souvent très loin du compte... C’est un travail constant, passionnant, fait de progrès et de régressions qui nous donne l’extraordinaire privilège d’être une Française de l’étranger. Une deuxième naissance possible. Ce choc est absolument vital dans l’expatriation et fait partie de la courbe normale de l’oscillation entre le rejet et l’euphorie. «   Nous sommes tous passés par là  » et l’on reconnaît un Français arrivé depuis peu d’années aux questions qu’il pose «   encore  » ... On se dit alors qu’il n’a pas «  encore  » franchi le cap du... ou escaladé le col de... par la face Nord. Il faut perdre beaucoup de temps au début pour en gagner par la suite. Il faut s'accepter vulnérable.

Au bout d’un certain nombre d’années, on supporte mal les Français nouvellement arrivés, se comportant exactement de la même façon qu’à Paris. Cela déclenche pour les résidents de longue date, un agacement. C'est souvent une perte de temps sans grand intérêt puisque passés de l’autre côté, nous préférons la compagnie des intégrés, ceux qui parlent bien l’anglais, ceux qui ont joué le jeu, ceux qui savent vivre à l’américaine. Ouf, cela existe aussi. Les couples mixtes, dont les maris américains ne parlent pas français, s’ennuient dans ces soirées franco-françaises dans lesquelles les Français aiment se plaindre de tout et tentent de refaire le monde. C'est tellement français...

Je constate l’engouement soudain pour l’ethnographie, dont les écoles de commerce s’emparent, comme si «  elles » 2 avaient inventé la discipline ex nihilo et que cela venait de sortir... Ce que Claude Lévi-Strauss avait déjà défini sous les trois moments distinctifs : l'ethnographie, l'ethnologie, et l'anthropologie. Champs d’étude de l’homme déjà abordés par Montesquieu, Pascal, Descartes, Stendhal, Tocqueville. Lévi-Strauss adoptera le langage de la linguistique structurale pour rendre compte de ses recherches, leur donnant une lecture scientifique, recevable, quantifiable et par conséquent noble. Bien entendu, tous les étudiants littéraires ayant fait leurs classes préparatoires, puis de la linguistique il y a trente ans, comprennent ce à quoi je fais référence. D’où un certain amusement en voyant des néophytes sortant de business schools aux enseignements prédigérés, fast-food dont j’imagine la plupart n'a jamais ouvert le Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss ni lu Max Weber. Dommage. Ces étudiants s’engouffrent en hordes dans les supermarchés ayant pour dessein de scruter de près les habitudes de consommation, faits et gestes des Nambikwara urbains et Bororo des banlieues... bien entendu, la poésie, l’éthos et le rêve en moins. Le parfum a disparu à jamais je le crains.

Il ne faut pas rêver. Mais bon ! Il s’agit tout simplement de ramener sur terre la théorétique vers une praxis pour mettre l’homme au centre de leurs préoccupations afin que les entreprises fonctionnent mieux. Question de bon sens. Curieux qu’on ne découvre ces «  sciences de l’homme  » que maintenant, c’est-à-dire depuis qu’elles se sont dotées d’un langage plus «   scientifique  » d’où une myriade de sciences dites sociales qui, à mon avis, ont vraiment fait voler l’homme en petites parcelles difficilement réconciliables. Mais il faut bien vivre avec son temps. Puisque l'objet d’étude de l’ethnologie est en train de disparaître sous sa forme originelle : ces organisations humaines vivant en vase-clos, isolées et intactes, coupées de la civilisation occidentale se raréfient. Peut-être alors n’est-il pas inutile de s’intéresser à l’homme occidental avec la démarche de l’ethnologue qui viendrait explorer nos villes, nos banlieues, nos tribus.

«  C’est cela l’exil, l’étranger, cette inexorable observation de l’existence telle qu’elle est vraiment pendant ces quelques heures lucides, exceptionnelles dans la trame du temps humain, où les habitudes du pays précédent vous abandonnent, sans que les autres, les nouvelles, vous aient encore suffisamment abruti. » 3


1 Céline, Louis-Ferdinand, Voyage au Bout de la Nuit, Folio, Gallimard 1952. Page 214.

2 Les modèles utilisés en écoles de commerce sont généralement ceux d’Hofstede et de Fons Trompenaars, avec des dimensions «  mesurables  » sous forme d’études de cas, mettant en avant des situations faisant émerger telle ou telle dimension culturelle entrant en conflit, par exemple, lors d’une négociation.

3 Céline, Louis-Ferdinand, Voyage au Bout de la Nuit, Folio, Gallimard 1952. Page 214.