INFUSION

LAISSER ENTRER LA VILLE EN SOI

Rêverie signifie un état d’esprit propice à la réception... accepter de se laisser envahir et de suspendre son jugement... Il faut avoir cueilli les fleurs locales... Je garde toujours intacte en mémoire olfactive, le parfum des eucalyptus, la brousse d’armoise ou de la sauge du désert, un brin d’aneth, d’absinthe et de fenouil sauvages qui constituent l’essence de cette combinaison de parfums unique au chaparral de la Californie du Sud... La couleur orange de l’ eschscholzia californica ou California poppy, fleur-symbole de l’État de Californie, dont les graines sont maintenant semées un peu partout en France. Faut-il constater une métaphore de la Californization de la planète ? Les rouges-magenta et roses tyriens des ice plants, ou pourpier… et ce jasmin qui ne se met à libérer sa fragrance qu’à la tombée de la nuit comme pour nous en priver pendant les heures torrides, mais parfaites, de la journée... La musique cristalline des chimes sous les vents du Pacifique à Malibu, le goût acidulé du ceviche de bar mariné au citron vert, à la mangue et la coriandre fraîche (cilandro) de Las Brisas sur Laguna Beach... C’est ce que j’associe immédiatement à Los Angeles si je ferme les yeux un instant...

Et c’est tout cela ensemble. C’est au long de mes longues excursions dans les Sierras, balades à vélo et à pied dans les canyons, que j’ai inhalé l’existence de Los Angeles. Ainsi faut-il laisser se développer la présence d’esprit, la présence de l’esprit du lieu. Laisser entrer la ville en soi... Cet état délicieux de flottaison, une perméabilité osmotique avec le monde menant vers un état de grâce peut-être. C’est surtout cela une ville, un pays, des senteurs, des manques d’odeurs là où l’on devrait en avoir, des goûts paradoxaux, aigres-doux, des musiques et des lumières d’une autre gamme chromatique, des silences là où l’on attend du bruit... des intonations hors de notre diapason sonore habituel, et enfin des animaux différents de « chez nous » et des êtres humains pas forcément semblables. Cet «  ensemble de choses  » va imprimer profondément notre conscience et la représentation façonnée peu à peu de la ville sera naturellement à jamais multi-sensorielle. Extrême vulnérabilité nécessitée pour se mettre dans cet état de porosité.

Il ne se passe pas une journée sans que toutes ces senteurs et sensations ne se manifestent en moi, en vrac, quand j’y songe. Certains phénomènes surprenants sont des anachronismes dans une ville tellement moderne. À 16 heures précises, la sirène vieillote de la music-box prévisible et identique, signale l’entrée triomphale du vendeur de glaces ambulant, the ice cream man,  dans notre quartier. C’est l’interruption espérée de l’après-midi. Tous les enfants rassemblent alors quelques quarters et dimes amoncelés dans un bocal prévu à cet effet, pour se précipiter, en bravant la chaleur de l’été californien, vers ce magicien du froid. Les Américains ont toujours un récipient plein de pièces de monnaie, small change quelque part dans leurs maisons.

C’est également, le souvenir graisseux des dénommés roach coaches, leurs relents de graillon aggravés par la chaleur, d’ enchiladas, tortillas, guacamole, quesadillas et nachos, servant un repas à bon marché aux employés sur leur lieu de travail, dans un tintamarre, une friture de dissonances de Mariachi mexicains. Créant un lieu de vie spontané dans une rue autrement désertée. Je ne sais pas pourquoi, mais à chaque fois que j’ai entendu des Mariachi, les trompettes sonnaient aussi faux que les guitares désaccordées. Est-ce la norme dans le son Jalisco  ? Chantent-ils juste au Mexique ? Aujourd'hui, les roach coaches d'antan politiquement correct oblige, ont muté en fusion,  ou gourmet food trucks.

Ce sont aussi les visages typés et graves, de ces Mexicains d’origine indienne, reconnaissables à leurs zygomatiques. Ces journaliers migrants, qui attendent un travail fort probable, voire certain, sur le bas-côté d’un virage dans le Laguna Beach canyon qui ressemble davantage à une autoroute qu'à un canyon aujourd'hui Ces mêmes travailleurs acharnés que l’on observe depuis le confort de notre voiture sur le freeway, sont appelés pour les récoltes de fraises en février. Où vivent-ils ? Que serait la Californie et son agriculture sans ces gens-là ? Main-d’œuvre bon marché, ces « mains presque invisibles » de la Californie, sont considérées comme nanties par leurs familles au Mexique, parce « du bon côté de la frontière ». Cette Californie coupée entre la Basse-Californie, Baja California, Mexicaine, pauvre, vierge et désertique, et la Haute-Californie Américaine, prospère, cultivée et irriguée… Même climat, mêmes ressources… Pascal avait raison : « Vérité en deçà […], erreur au-delà ». Relisons Max Weber.

Je fendais l’air marin mais non-iodé, la lame bien huilée du roulement à billes de mes rollers, absorbés et amortis par l’asphalte saturé de pétrole et de soleil, rendant caoutchouteuse la surface bitumée, la glisse est insouciante et facile le long du Pacifique.