l'OMNIPRÉSENCE DU PROCÉDÉ

 « ... Il n’y a que deux manières d’arriver à baisser le prix d’une marchandise. La première est de trouver des moyens meilleurs, plus courts et plus savants de la produire. La seconde est de fabriquer en plus grande quantité des objets à peu près semblables, mais d’une moindre valeur. Chez les peuples démocratiques, toutes les facultés intellectuelles de l’ouvrier sont dirigées vers ces deux points. Il s’efforce d’inventer des procédés qui lui permettent de travailler, non pas seulement mieux, mais plus vite et à moindres frais, et, s’il ne peut y parvenir, de diminuer les qualités intrinsèques de la chose qu’il fait, sans la rendre entièrement impropre à l’usage auquel on la destine. [... ] Ainsi la démocratie ne tend pas seulement à diriger l’esprit humain vers les arts utiles, elle porte les artisans à faire très rapidement beaucoup de choses imparfaites, et le consommateur à se contenter de ces choses. » 1

Il va sans dire que l’esthétique, l’œuvre unique portant la signature de l’ouvrier sur son ouvrage, la singularité est ce qui comptera le moins dans cette logique. Le process et la norme sont la garantie de la qualité, et non pas comme chez nous, la surprise du plat du jour avec la signature du chef selon l’arrivage du marché et selon son humeur !

« En travaillant pour les masses, l'Industrie moderne va détruisant les créations de l'Art antique dont les travaux étaient tous personnels au consommateur comme à l'artisan. Nous avons des « produits », nous n'avons plus « d'œuvres ». » 2

1 de Tocqueville, Alexis, De la Démocratie en Amérique.  Tome 2. « Les Arts des Américains ». Éditions GF Flammarion, page 63.

2 Balzac, Béatrix,  Éditions Garnier Flammarion 1979. Pages 43-44.


On le surnomme the painting machine. Steve Keene est un jeune «  artiste  » en vogue, diplômé de la (pourtant) prestigieuse université de Yale. Son concept fusionne avec le concept du marketing et de la mass production. À l'instar de Warhol, du concept de sérialité, des dessins tamponnés et de la sérigraphie. Son idée est de simplifier au maximum, pour produire  davantage, cent tableaux par jour, les vendre cinq dollars pièce, ne leur donner aucune valeur (on les retrouve dans les poubelles, vide greniers...). À ce jour, il en a vendu deux cent mille... Son métier est pour lui similaire à celui du pizzaiolo qui fait cent pizzas par jour, ou du boulanger qui fait ses petits pains... il les fait à la chaîne, tous similaires, ce qui explique qu’il n’y a pas d’œuvre unique, malgré tout, il les fait légèrement différents parce que très rapidement sloppy.  C’est du domaine du trash art.  

Son ambition : faire comme Johnny Appleseed (pionnier et botaniste américain) et répandre ses tableaux dans le monde entier comme on plante des pépins de pommes pour que cela germe. Tocqueville avait déjà deviné qu’en Amérique on ne pourrait jamais s’élever vers de l’art. Le système pousserait vers la mauvaise qualité, le cheap, afin d’être accessible à tous au sens démocratique du terme. Je vous laisse apprécier...

L’art dit « moderne » sera alors l’expression américaine par excellence. Aucune « culture » n’est nécessaire au préalable, comme c’est abstrait, la chose en soi importe peu. Seule l’interprétation subjective de l’observateur « partant de rien », parfois d’une toile blanche ou noire, s’autoproclamera « la vérité » du moment projetée sur le tableau. C’est alors très simple, désinhibant, chacun devient artiste et critique en même temps.

DAGUERRE, TALBOT ET KODAK

En leur temps, Daguerre et Talbot avaient tous les deux mis au point deux procédés différents pour traiter l’ombre en photographie. Le premier, français, avait l’avantage de montrer l’objet tel quel, non reproductible et unique. La photo prise sur le champ est celle que l’on aura en main. Seul inconvénient qu’il n’était pas possible d’en tirer des copies et par conséquent de faire de l’argent sur un tel procédé. Alors que le procédé de Talbot, puis Kodak, est processed à l’infini. On connaît la suite de l’histoire.

FLORENCE

Conseil : allez vous égarer comme je l’ai fait, dans l’école des Beaux-Arts de Florence, près des jardins Boboli. En interviewant un architecte milanais installé à Newport Beach, il m’avoua la chose suivante : « Nous n’avons pas vraiment d’école de Design en Italie ». Il voulait dire par là, que mettre tout l’enseignement artistique dans une capsule n’avait pas de sens. La vie et la ville en soi en Italie, sont une école d’esthétique. [...]

 

 

NATURE ET CULTURE

 « Comme l’usuel, dans notre vaste et grossière démocratie d’affaires, est le nouveau, le simple, le bon marché, le banal, le commercial, l’instantané, et, bien trop souvent, le hideux, ainsi, tout produit humain que ces éléments ne parviennent pas à impliquer ou à expliquer, toute créature, ou même tout aspect qui n’entre pas dans le moule, toute forme qui suggère la rareté, la subtilité, l’ancienneté, ou autre agréable perversité, nous prépare une reconnaissance proche du ravissement. Ces extases solitaires des sens vraiment ouverts compensent souvent, dans ce désert grouillant et agité, ces « contractions » d’estomac affamé qui conduisent à se serrer la ceinture esthétique. » 1

1   James, Henry, La Scène Américaine, 1907. Minos, la Différence, 2008, page 134.

C’est aussi cela la culture, ajouter du sens sur de l’utile. L’Être et le Beau. L’objet courant devient objet d’art. L'Italie quant à elle, a toujours suivi le Beau...

«  Tout […] visait à l'utile, catégorie qui ne jouit pas en Italie de la même considération qu'en France. Octave avait eu le temps de noter, dans le train et aux arrêts dans les gares, le chic des jeunes Italiens, quel que fût leur milieu. » 1

1   Fernandez, Dominique, Pise 1951. 2010. Grasset, page 25.


Chateaubriand va encore plus loin. Lors de son voyage à Tivoli, à la Villa Adriana près de Rome, dans une lettre rédigée en 1804, il nous livre un texte éblouissant, comme si les feuilles d’acanthe des chapiteaux étaient à l’origine de la plante, et non l’inverse ! Ainsi la nature imite les temples reprenant ses droits sur des ruines, se mettant au service de l’architecture. Tout se passe comme si le style corinthien de l’homme avait engendré la plante. Faisant de l'homme le créateur de la nature. Sorte d’Hamadryade de pierres et de feuilles, ne faisant qu’un dans un paysage pensé. Chateaubriand nous dit alors que la nature va imiter l’art…

« Les fragments de maçonnerie étaient tapissés de feuilles de scolopendre, dont la verdure satinée se desssinoit comme un travail en mosaïque sur la blancheur des marbres. Çà et là de hauts cyprès remplaçoient les colonnes tombées dans ces palais de la mort ; l’acanthe sauvage rampoit à leurs pieds, sur des débris, comme si la nature s’étoit plu à reproduire sur les chefs-d’œuvre mutilés de l’architecture, l’ornement de leur beauté passée… » 1

Je retrouve exactement cet esprit dans les jardins du château de Valmer où je demeure éblouie devant la parfaite collaboration de la nature et de la culture, quand l’if devient contrefort topiaire du mur...

1 Chateaubriand, Voyages en Amérique, en France et en Italie. En Italie. Éditions Chez Ledentu 1834. Page 256.

POURQUOI DES RUINES DOIVENT RESTER EN RUINES

J’eus la chance de visiter le site de Cnossos jeune. Découvert par l'archéologue allemand Heinrich Schliemann,  c'est l' Anglais, sir Arthur Evans,  qui organisa les fouilles et ses tentatives de reconstitution à l’identique que l’on connaît actuellement. L’expérience est étrange : jamais un Français ni un Italien ne penserait à reconstituer ce à quoi un site archéologique ressemblait il y a cinq mille ans. Les ruines du Forum romain nous fascinent justement parce qu’elles sont suggérées et non pas restaurées. Cnossos fut reconstitué et repeint pour lui donner une apparence presque neuve. Contre sens pour nous Latins, cultures implicites, du non-dit, qui laissons l’imagination faire son œuvre… 

Certains peuples ne peuvent supporter une fissure dans un mur ! 

« Dans les aristocraties, on fait quelques grands tableaux, et, dans les pays démocratiques, une multitude de petites peintures. Dans les premières, on élève des statues de bronze, et, dans les seconds, on coule des statues de plâtre Lorsque j’arrivai pour la première fois à New York [...] je fus surpris d’apercevoir, le long du rivage, à quelque distance de la ville, un certain nombre de petits palais de marbre blanc dont plusieurs avaient une architecture antique ; le lendemain, ayant été pour considérer de plus près celui qui avait particulièrement attiré mes regards, je trouvai que ses murs étaient de briques blanchies et ses colonnes de bois peint. Il en était de même de tous les monuments que j’avais admirés la veille. » 1

1 de Tocqueville, Alexis , De la Démocratie en Amérique. Tome 2. Éditions GF Flammarion. «  Les Arts des Américains »,  page 65.