SITUATION PARADOXALE DE LA FEMME FRANÇAISE EXPATRIÉE

Ainsi, la Française se trouve-t-elle dans la situation paradoxale suivante : d’un côté, porter aux nues sa culture, sa langue, la faire vivre et prospérer au sein de sa famille aux États-Unis, se sentant bien plus Française et consciente de l’être, comparée aux Françaises restées en France. Tout en sachant qu’elle sera ostracisée et ne sera plus jamais intégrée par les Françaises de France. Parce que devenue Américaine, à un certain degré, elle sera devenue à son insu, étrangère vis-à-vis des Français autochtones.

Fréquemment, ses enfants seront jugés par la famille au sens large, comme de « petits Américains », des sauvageons, ne sachant pas bien se tenir. J’ai souvent entendu mes amies françaises, de retour de l’exode estival, me confier, non sans tristesse, que leurs enfants étaient considérés comme étant très mal élevés comparés à leurs cousins français. Malgré tout le mal qu’elles se donnent ! Rarement sont-elles complimentées sur leur dévotion et leur assiduité par les Françaises de France qui ne rateront jamais l’occasion de s’exclamer : « il a un petit accent américain quand même… »

L’autre option dans cette alternative étant de ne pas «  cultiver  » la culture et la langue, de laisser-faire. L’américanisation prendra immédiatement et naturellement le dessus, comme c’est déjà le cas, surtout pendant la pré-adolescence, où les enfants ne veulent pas se départir de leur pairs à l’école, peer pressure.  La honte d’être différents des autres devient conscious,  le pli étant pris, le recul de la pratique de la langue et la porte ouverte à l’américanisation agira comme une déferlante. Il ne faut laisser aucun «  vide  » culturel sous peine de le voir comblé immédiatement par le tsunami américain.

« … car il s’agissait d’une sorte de banqueroute intellectuelle que je sentais ne pas pouvoir m’offrir plus longtemps. Il n’y avait aucune référence – tel était l’ennui ; mais la réaction vint avec le sentiment que cette vaste et triste pauvreté était en elle-même une référence… » 1

Des vestiges de français subsisteront, l’enfant comprendra encore, plus ou moins la langue de ses (son) parent(s). Mais ne maîtrisera pas l’écrit, la qualité se délitera. Bientôt, l’accent américain s’incrustera et amollira la prononciation d’un français déjà bien médiocre et tellement fragile. En une génération, la culture sera balayée, ou du moins affadie au point que l’enfant ne sera plus en mesure d’être autonome en France. Ainsi, la logique veut qu’il fasse sa vie aux États-Unis. Le retour en France n’est plus possible.

AMÉRICANISATION : LA DÉFERLANTE DE L’IMMENSE MACHINE

J’aime filer la métaphore textile à travers Henry James qui parle de cette « immense machine », « d’énorme organisme », ou de « grand organisme d’assimilation », de « terrible cuve » comme un agent révélateur pour le citoyen en formation. Les termes sont forts : conversion, magie facile, lois mystiques   : «  l’opération de l’immense machine se dissout dans les mystères qui sont hors de portée de nos présentes notes… qui nous réduisent à bien des envies de renoncer à l’analyse. »


1 James, Henry, La Scène Américaine, 1907 , Minos, la Différence, 2008, page 512.

UNE CULTURE DÉLAVÉE ?

Il compare ce grand organisme du processus d’américanisation à : «  un bain d’eau chaude qui réduit, par immersion, un morceau de tissu aux teintes vives à l’éclat manifeste d’une pièce « délavée »  : le seul défaut de ma comparaison étant que si le tissu perd de son éclat, l’eau de lessive en est quand même plus ou moins agréablement teintée … la qualité ôtée au nouveau sujet se met à teinter de son rose ou de son azur les autres pièces trempées en même temps dans la terrible cuve… » 1

Ainsi se pose-t-il la question du « dégorgement de la couleur » (culturelle) qui dans l’immense lessiveuse, ou machine à laver le linge, a la puissance de « rendre incolore » une culture aussi haute en couleurs que l’italienne, et de faire en sorte qu’il n’en reste aucun résidu au point que les Italiens «  l’ont complètement perdue.  » 2 S’il a fallu des siècles d’Histoire dans l’ancien monde pour les produire, «  elles peuvent réellement s’éteindre en une heure. » 3   dans le Nouveau Monde.

LA DIALECTIQUE DE L’INTÉGRATION AMÉRICAINE

C’est la dialectique de l’Amérique : ne pas exclure les différentes cultures, les intégrer sans crispation conservatrice, l’art de devenir américain avec cette nouvelle culture et contre cette nouvelle culture. C’est neutraliser les aspérités de l’autre, sans pour autant l’anéantir. L’Amérique sait mettre de l’ordre dans le « chaos » pour reprendre l’expression de Nietzsche en le régulant et en le canalisant. C’est donc encourager et calmer, donner droit de cité tout en contraignant, c’est la dialectique du Maître et de l’Esclave. C’est ainsi qu’une civilisation est le résultat d’un brassage de cultures. C’est dans ce résidu de plusieurs cultures paradoxales que la « sauce » prend sa tournure.

LE POINT NÉVRALGIQUE

Je sais qu’en écrivant ces lignes, je touche au plus sensible du non-dit chez mes amies franco-américaines. Celles dont je fais partie, et avec lesquelles j’aurais dû ou pu rester et vivre le même scénario de disparition de notre langue et de notre culture... Il est douloureux de vivre sachant qu’une partie de «  nous »,  de notre ADN culturel disparaît.

L’option est dans «  le tout français  »,  surtout à l’âge de la résistance, quand l’enfant doit se plier à la discipline des cours de français quotidiens pour fixer la grammaire et l’écrit, alors que les amis sont à la piscine, jouent, vivent à la californienne. C’est contraignant. Ou bien de laisser tomber. La tentation est grande de baisser les bras ! À quoi bon ! La lutte quotidienne est parfois un véritable bras de fer, de l’ordre de David contre Goliath. Il faut maintenir la barre très haut, tous les jours, au risque de relâcher une fois et de perdre la bataille. Une grande vigilance devient nécessaire dans ce projet quotidien.


1 Idem page 201.

2 Ibid., page 200.

3 Ibid., page 200.