DU GOÛT DE LA CULTURE

DEUX CULTURES JUXTAPOSÉES : SUR SCÈNE ET EN COULISSES

«Tous les exilés, tous les opprimés qui se sont retirés en Amérique y ont porté la mémoire de leur patrie. » 1  

Tout hyphenated Américain aura alors deux cultures. Une culture visible, explicite sur scène, on-stage, professionnelle suivant la norme américaine anglo-saxonne, parlant anglais, obéissance aux lois. Il aura également une culture « en coulisses », implicite, à la maison, back-stage : reflet de sa culture d'origine, sa religion, ses rituels, la langue, la cuisine, etc. Généralement, c’est en franchissant le seuil d’une maison que l’on pénètre dans la culture back-stage. Les Asiatiques se déchaussent avant d’entrer, ainsi, aperçoit-on toutes les paires de chaussures alignées à l’extérieur. Vous êtes invités à faire de même. Les épices des maisons indiennes vous transportent à Bombay, les meubles chinois laqués, et les bouquets de fleurs artificielles importent la Chine sur Orange County. Si toutes les maisons sont pareilles vues de dehors, l’intérieur révèle le jardin secret de chacun.

 

1 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe. Livres I à XII. Les Classiques de Poche. Page 525. Voir original : Voyage en Amérique, en France et en Italie, Ledentu, 1834. Page 111.


 

 

 

LE GOÛT DES MOTS

Et puis nous avons notre langue française justement truffée d’expressions gustatives ou olfactives utilisées au sens figuré, j’invite ici le lecteur à y mettre son grain de sel pour alimenter la liste : croustillant, truculent, succulent, déguster, des vertes et des pas mûres, en faire tout un plat, mal cuit, mi-figue mi-raisin, être tombé dans la marmite, ne pas pouvoir sentir quelqu’un, déconfiture, mitonner, laisser mijoter, fromage ou dessert, couper la poire en deux, en faire de la marmelade, de la ratatouille, du jus de chaussette, garder une poire pour la soif, aller se faire cuire un œuf, l’avoir amère, tourner au vinaigre, s’enfoncer comme dans du beurre, bon comme du pain, avoir du pain sur la planche, partir comme des petits pains, rester en travers de la gorge, finir en eau de boudin, tarte à la crème, cerise sur le gâteau, du lard ou du cochon, c’est cuit, c’est grillé, ça sent le roussi, à toutes les sauces, c’est la fin des haricots, tomber dans les pommes, pour ma pomme, maigre comme un haricot, raconter des salades, avoir la frite, dans la purée, les pieds dans le plat, un cheveu dans la soupe, cracher dans la bonne soupe, long comme un jour sans pain, avoir de la brioche, retourner comme une crêpe, rouler dans la farine, yeux de merlan frit, le vin est tiré il faut le boire, manger son pain blanc, de derrière les fagots, mal digérer, être dans la panade, la gueule enfarinée, faire monter la mayonnaise, la moutarde au nez, faire monter la pression, faut se la/le farcir, un plat de nouilles, une grande asperge, faire une tête de cochon, faire l’andouille, tête de lard, mettre du beurre dans les épinards, comme un coq en pâte, être le dindon de la farce, c’est pas de la tarte, c’est pas du gâteau, mettre la main à la pâte, serrés comme des sardines, tailler une bavette, ça sent le réchauffé, passer à la passoire, passer à la moulinette, par ici la bonne soupe, on en a soupé, compter pour du beurre ou pour des prunes, au pain sec et à l’eau, les carottes sont cuites, occupe-toi de tes oignons, aux petits oignons, y mettre son grain de sel, faute de grives on mange des merles, passer à la casserole, boire le bouillon, un navet, boire du petit lait, gratiné, pour pimenter le tout, ne pas en rater une miette... 

Comment ne pas passer par le sensoriel avec une langue pareille ?

Dans sa Physionomie du Goût, Brillat-Savarin déclare : " Les sens sont les organes par lesquels l’homme se met en rapport avec les objets extérieurs". Il ajoute que " les sens ont été amenés au secours les uns des autres, pour l’utilité et le bien-être du moi sensitif, ou, ce qui est la même chose, de l’individu. Ainsi, le toucher a rectifié les erreurs de la vue ; le son au moyen de la parole articulée, est devenu l’interprète de tous les sentiments ; le goût s’est aidé de la vue et de l’odorat ; l’ouïe a comparé les sons, apprécié les distances … " 1

Pourquoi Condillac, qui défendait les idées de Locke contre Descartes, n'a-t-il pas “pris” en France ? Pourquoi le  Traité des Sensations de 1754, n'a-t-il pas gagné dans l'histoire de notre pensée ?

 

1 Brillat-Savarin, Physiologie du Goût,  Garnier Frères, Paris, 1876. Pages 16-21.

 

PETIT-BEURRE LU ET CHOCOLATE CHIP COOKIE

J’opposais le petit-beurre LU aux Oreo Cookies de Nabisco, division de... Kraft et dont les ingrédients semblent sortir du tableau de Mendeleïev : la recette originale comportait du saindoux (lard) remplacé par de la végétaline, ou Crisco Shortening, dont la seule attraction réside dans le fait qu’il s’agit d’un cookie sandwich,  plus proche du BN que du Petit-LU. Le petit-beurre c’est l’esprit français dans toute sa résistance fortifiée, telle une grande tour carrée et crénelée, flanquée de quatre petites tours défensives. Croquer dans les dents d’un petit-beurre à Los Angeles, c’est le comble du bonheur et l’excitation des papilles gustatives est à l’extrême. On se sent Français. C’est l’alternance entre résistance et capitulation pour la mollesse enfantine dans laquelle on aime se laisser aller à l’abandon sur les  freeways ... Pour un jeune Américain, le  chocolate chip cookie  de  Pepperidge Farm correspondrait au plaisir de croquer dans un sablé. [...]  Chaque pays a sa madeleine proustienne. 

La  marmite  et le  peanut butter sont aux Anglais/Néozélandais, et aux Américains, le  Nutella  des Français et des Italiens en ce qui concerne le « mou » et le  spreadable.  De même, chaque culture a l’équivalent de son auto-cuiseur, le crock pot  américain, le rice cooker asiatique et la cocotte-minute française, sont du côté de la cuisine du cuit, du bouilli, de l’ordre du mijotage, et de la famille.

Observant une amie néozélandaise offrir une cuillère de marmite à son bébé pour me démontrer qu’il en raffolait, et qu’il n’y avait pas de raison qu’un bébé n’aime pas ce concentré hyper salé, elle en faisait le pari. Elle observa la réaction immédiate sur le visage de mon bébé qui fut sans équivoque. Je constatais que cela ne pouvait être que génétique, des siècles de consommateurs de  marmite ont inscrit dans leur ADN le goût de la marmite  dans leur patrimoine génétique. Parce que face à une cuillerée de marmite, mon bébé à moi, mon petit Français de six mois, hurlait et pleurait à chaudes larmes en gesticulant au premier essai ! Même observation avec mon amie Luz, jeune maman mexicaine. Ses enfants, aux mêmes âges que les miens, dévoraient les enchiladas maison, le taux de tolérance au piment avait été largement franchi et dépassé pour nous adultes. Elle me soutenait avoir concocté une version  mild pour nous, gringos, comparée au Mexique (chez elle, à Puerto Vallarta), nettement plus épicée que les bébés ingurgitaient sans problème.

Ayant longuement vécu à Nantes, j’ai une notion très claire du flou : la ville ayant un port qui n’est plus la Loire et pas encore l’Atlantique, le non-dit et le non clair est omniprésent, ni eau de rivière, ni eau de mer, c’est de l’eau saumâtre. Une ville fluviale, c’est très différent d’une ville côtière. Bien que grise par ses ardoises, Nantes est étincelante, elle brille d’un gris anthracite.   Je suis alors très attachée au Petit-LU et à tout ce qu’il véhicule. C’était une façon de faire glisser dans la bouche de mes petits Américains en puissance un juste rappel de la quintessence d’être Français. Un petit-beurre, c’est un petit château fort miniature pensé et intellectualisé « à la française » sans ne rien laisser au hasard   1   C’est le groupe américain Kraft qui a racheté la marque à Danone... Faut-il y lire une symbolique du goût américain qui cannibalise le goût français ? Tant pis, tant que je peux croquer dans un Petit-LU sur les autoroutes de Los Angeles, je m’accroche à ma francité.

1   Schifres, Alain, Inventaire curieux des choses de la France , Plon, 2008. Lire pages 39-40. Le Petit-LU.