CONTEXTE & LIEN

"Comprendre, c'est avant tout unifier " 

 Camus, Albert (Le mythe de Sisyphe)

 

[...] Un Italien est généralement mal à l’aise avec Internet. Même à Los Angeles, urbs des nouvelles technologies de communication, certains me confient ne pas l’utiliser régulièrement. L’Italien est cruellement amputé du spectacle d’une vraie conversation - avec interaction, ethos, théâtralité, et gesticulations en complément du message verbal qu’il  livrerait dans la rue ou à une terrasse d’un café à Milan. Ne lire ses mails  qu’une fois par mois est un contresens même de la communication instantanée. Peut-être est-ce contre culturel... parce que dans nos cultures latines, la gestuelle et le contexte, le timbre de la voix, et une multitude d’autres signes non-verbaux offrent une communication complète, riche et unique avec une mine d’or d’informations supplémentaires comme nous avons déjà eu l'occasion de le voir au sujet de la langue et de la peinture (high-context). 


La ville et son urbanisme servent de palcoscenico pour que la vie se joue sur scène : c’est ainsi qu’un Italien dira scendere in piazza, c’est-à-dire, « descendre sur la place » pour se montrer et se mettre en scène sur un lieu public qui est un des moments forts de la journée avec la passeggiata. Je pense notamment à la  place centrale de Sienne, la piazza del campo, légèrement pentue en forme  de coquille Saint-Jacques, qui est la place centrale par excellence. Celle qui recueille toutes les contrade, les meutes ou clans qui hiérarchisent les pouvoirs, met en avant l’élégance et la beauté de chacun dans son Palio annuel. Comme nous le rappelle Joseph Campbell, ces rues et ces places nous rappellent que nous sommes humains et que les odeurs qui les  imprègnent en sont tout simplement l'émanation de la vie. Le legatorie, ou    papeteries artisanales, encore florissantes à Venise et à Florence, nous renseignent toujours sur l'origine de l'écriture qui est un lien. D'ailleurs, l'étymologie du mot italien legatorie : du latin ligamen, legatoria, legame, nous donne legslien, ligament, ligaturer, ligoté, ligue, liguer, religion, etc. Ce n'est pas un hasard que l'Italique soit née à Venise, écriture liée s'il en est ! Calligraphie contre block letters...


Avec l’e-mail, l’Américain a trouvé son mode de communication idéal  parce que dé- contextualisé, appauvri et vraiment fait sur mesure :  envoyer des courriels, c’est se passer du contexte, des fioritures de style.  On ne ressent pas le contact physique de la personne, on ne la voit pas,  on ne la sent pas, on ne tient pas compte du décalage horaire, il n’y a pas  d’empathie quant à l’intrusion possible dans la vie d’autrui et pas de culpabilité non plus. Cela ne requiert aucun effort d’interprétation face aux expressions de l’interlocuteur qui reste masqué et virtuel, l’acte de  communication « clean » et propre ou stérile par excellence, est purgé, de  tout résidu sensoriel, réduit à son plus strict minimum. Cela permet de  pouvoir passer à l’essentiel du message unadulterated pour l’Américain, le  contenu : to get the job done,  to get straight to the point, to get the message across. 


Je dois prendre sur moi dans un effort contre-nature pour communiquer à  l’américaine par courriel de façon lapidaire. Ainsi notre « courriel » est-il connecté affectivement, les leurs sont purement factuels, détachés, déconnectés et sans émotions, linéaires. Surtout ne pas prendre personnellement : nothing personal, no hard feelings. Nous restons toujours au niveau de la dénotation. La platitude du message et des mots surfe et colle à la peau de la platitude de la ville déroulée. C’est réel, au plus près  du fait. 



Je suis alors toujours frappée par le fait que mes amis américains attaquent  brutalement dans le vif du sujet en rédigeant un e-mail. Aucune formule  de politesse telle que Dear ne vient adoucir ou introduire le reste du  texte. Cela leur permet d’être très concis. Il n’y a aucune perte d’informations ni de temps. L’efficacité est la priorité, l’économie de moyens linguistiques, aucun préambule stylistique, pas de mise en forme. Aucun hors-d’oeuvre, on nous sert le plat de résistance, ou main course,   d’emblée. […] et de rédiger de façon brève et efficace, sans émotion ni distraction. Il  n’y a pas de papier-cadeau à la japonaise, encore moins de ruban, aucun effet de style, il faut être centré sur le résultat : bottom-line oriented, sans détour, en s’affranchissant du protocole formel d’un courrier classique, qui en France, comme chacun  sait, escalade avec des : « Bien cher, très cher, veuillez agréer, etc. » selon  la hiérarchie du destinataire. Internet devait naître aux États-Unis.

Quant à moi, dans mes réponses, je suis encore engluée dans notre belle langue et je ne peux m’empêcher de faire précéder le prénom d’un dear voire d’un dearest ou autres circonlocutions, telles des mignardises, afin d’accentuer et de réitérer mon attachement avec du plein et du délié, pour témoigner de mon amitié.