DÉCOUPAGE DU RÉEL

Je vais m’imposer un cadrage bien défini et un découpage de la réalité contre-nature, il faut bien commencer quelque part pour en prendre la mesure et par conséquent la rendre commensurable. C’est par hypotypose que je dois procéder, c’est-à-dire en invoquant des expériences visuelles au moyen de procédés verbaux, au prix de sacrifices et de pertes que j’accepte à contrecœur. La langue, la peinture, l'œil de la caméra imposent un point de vue, un système hiérarchisé sur la réalité qui s'organise de façon subjective. Un morceau de réalité s’offre alors au lecteur ou au spectateur. 

 
Il est bien naturel que ma langue maternelle, le français, entraîne un système de pensée et une grille de lecture non neutre sur les cristallisations culturelles françaises, américaines et italiennes que je décris dans ces pages. Une mise au carreau, une graticola ou grille en carton  --  utilisée par Léonard de Vinci et Michel-Ange entre autres -- pour dessiner leurs esquisses et fixer leur interprétation du réel sur un support est nécessaire. Une  sistemazione du réel émerge. Giorgio Vasari,  le premier historien de l’art, expliqua cette mise au carreau nécessaire pour que le peintre puisse tirare le prospettive et fasse un ritratto, c’est-à-dire retirer  littéralement un portrait du vivant, (d'où notre expression se faire tirer le portrait). S’approprier la réalité pour la retranscrire, en mettant l’accent sur le résultat : il suffit que cela soit beau et juste pour l’œil et que la ligne de fuite soit juste. C'était la perspective du peintre.

 

Un des pièges de toute analyse interculturelle réside dans l’effet de loupe inévitable qui exagère les traits, force à la myopie. Parce qu’en dressant un inventaire des différences, une taxonomie, point de détail pour l’anthropologie, on occulte l’essentiel du propre de l’homme en général, et l’on perd de vue la quête d’universel. 


Couvent de San Marco, Florence, Fra Angelico

POSER SON REGARD

Ce qui me permet désormais d’écrire librement sur l'Amérique, la France et l'Italie  découle de mes voyages entre Los Angeles, l'Italie et la France. Quand j’étais résidente californienne à temps plein, j’étais dans l’action du processus d’américanisation, et tout à fait incapable, mis à part quelques sursauts liés à ma tournure d’esprit française, sous formes de «   rechutes  »   inéluctables, d’avoir le recul nécessaire pour pouvoir penser la ville sous un angle d’analyse plus objectif. J’ai à présent la «   bonne distance  » pour parler de l’objet, c’est-à-dire de n’être ni trop près ni trop éloignée me libérant de la myopie inhérente au fait d’être située trop au centre et au cœur du sujet-objet.

 

"...en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres, ne sont pas, pour cela, barbares ou sauvages, mais que plusieurs usent, autant ou plus que nous, de raison ; et ayant considéré combien un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre les Français ou des Allemands, devient différent de ce qu’il serait, s’il avait toujours vécu entre des Chinois ou des Cannibales ; et comment, jusques aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule  en sorte que c’est bien plus la coutume et l’exemple qui nous persuadent, qu’aucune connaissance certaine, et que néanmoins la pluralité des voix n’est pas une preuve qui vaille rien pour des vérités un peu malaisées à découvrir, à cause qu’il est bien plus vraisemblable qu’un homme seul les ait rencontrées que tout un peuple  je ne pouvais choisir personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à celle des autres, et je me trouvai comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire  ...   »


 

 

« Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables. Car c’est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles, que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des mœurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule, et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu. Mais lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays ; et lorsqu’on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci ...  » 1


 

 

 


 

 

1 Descartes, René, Discours de la Méthode , première partie, Flammarion 1966, pages  36 et  45.